Reprendre le pouvoir

Le casque de réalité virtuelle a 10 ans.

En 2010, Palmer Luckey a 17 ans. Il se passionne pour l'électronique et l'ingénierie. Il possède une collection de plus de cinquante casques de réalité virtuelle. Il les trouve peu efficients. Il veut aller plus loin. Il rêve d’un casque qui lui permettrait de s'immerger littéralement dans la réalité virtuelle. Il commence à travailler, dans le garage de ses parents, à ce qui deviendra le casque Occulus que Facebook racheta, en 2014, pour trois milliards de dollars.

Depuis Palmer a quitté Facebook et abandonné la réalité virtuelle. Sa nouvelle passion : Donald Trump qu’il soutient depuis 2016 et la lutte contre l’immigration. Il a cofondé avec les dirigeants de Palantir une société de défense, Anduril, qui à l’aide de drones et de capteurs électroniques, traque les migrants qui tentent de passer la frontière. Le programme s’enorgueillit d’avoir stoppé 55 tentatives d'entrée dès les 12 premiers jours de sa mise en fonction.

Mike Zuckerberg, lui, continue de vouer une grande passion aux casques de réalité virtuelle et à surinvestir cette catégorie. 
Au point que dans ses vœux de début d’année, il n’a pas pris son traditionnel engagement annuel. Il a préféré partager sa vision de ce que sera le monde en 2030.

Il constate que, tous les dix ans nous changeons de plateforme. En 1990 ce fut l’ordinateur, en 2000 le web, en 2010 le mobile. Pour lui, au milieu des années 2020, des lunettes de réalité virtuelle révolutionnaires deviendront la plateforme centrale qui redéfinira notre relation aux technologies. 

Dix ans après le début des travaux de Palmer Luckey, il imagine que les lunettes de réalité́ virtuelle permettront de travailler, de nous divertir, de voyager, de rencontrer nos familles et nos amis. Il imagine qu’elles redéfiniront notre rapport à la ville et à l’espace. C’est pour lui la grande révolution majeure à venir. 

Nous aurions tort de prendre cette prédiction à la légère. 

Depuis 40 ans la digitalisation s’incarne dans des écrans qui n’ont de cesse de capter notre attention. Ils furent massifs et non connectés au début. Puis ils se transformèrent en espace d’échanges avec le web. Avec le mobile, ils se sont miniaturisés pour devenir des excroissances de nous-même. 

Mais surtout, chaque nouvelle plateforme a augmenté́ notre addiction.

En 2020, 30 % de notre temps d’éveil cérébral, c’est-à-dire le moment où nous ne dormons pas, est capté par une attention venant des écrans. Les optimistes nous dirons qu’ils nous reste 70 % de notre temps pour travailler, voyager, nous perdre dans le visage d’un autre.

C’est précisément à ces 70 % de temps de cerveau disponible non capté que la réalité virtuelle veut s’attaquer.

Elle là est la grande ambition de Mark Zuckerberg. L’enjeu du “capitalisme mental” qu’incarne Facebook, n’est plus de s’approprier les ressources naturelles, d’exploiter les hommes par la propriété́ des biens de production mais de s’approprier nos ressources attentionnelles. 

Le capitalisme mental n’exploite plus la force de travail des hommes, se moque de posséder les moyens de production, de faiblement rémunérer ses employés. Il exploite commercialement notre attention. Son enjeu est le contrôle de notre consentement.

Le capitalisme est par essence inégalitaire et conflictuel. Le capitalisme mental n’y déroge pas. Facebook, WhatsApp, Instagram et demain les casques de réalité virtuelle épuisent nos ressources attentionnelles en les exploitant dans une logique « hyper-productiviste ». Cette prédation émotionnelle se traduit par des blessures narcissiques et un accroissement de la misère psychique. C’est particulièrement frappant chez les adolescents. Ici des lycéens populaires baignent dans l’attention tandis que des miséreux peuvent commettre des actes désespérés pour ne serait-ce que passer une minute sous les projecteurs.

Cette inégalité n’est pas nouvelle. C’est sa systématisation, son emphase et surtout le fait que la valorisation sociale prend le pas sur le désir de richesse spirituelle ou matérielle qui constitue le marqueur de l’époque.

Nul ne veut le voir avec lucidité mais nous faisons face à une crise sanitaire sans précédent. Partout, nous observons une explosion des pathologies sociales de l’attention : trouble de l’attention, stress, burn-out, dépression.

Dix ans après la naissance du prototype de l’Occulus, il y a urgence à reprendre le contrôle individuel et collectif de notre attention. C’est une question politique. Nous devons réaffirmer notre souveraineté individuelle. 

Avant qu’il ne soit trop tard, nous devons interdire par la loi la prédiction de Marc Zuckerberg.

Les dévoreurs d’espérance nous expliquent, pour mieux cacher leurs inactions, qu’il est impossible de réguler la nouvelle économie. Ils ont tort. Le pouvoir politique, quand il est volontariste, est fort. Nous l’avons vu aux États-Unis. Il a suffi d’une convocation devant le sénat pour voir Mark Zuckerberg suer à grandes eaux.

Nous pouvons reprendre le pouvoir. Il nous suffit de le décider.

Précédent
Précédent

Internet et la culture de la médiocrité

Suivant
Suivant

Pour sauver le climat, tous sous Ayahusca